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“Faire au four” : la panification traditionnelle dans le Massif des Bauges
("Faire au four")
Jusqu’aux années 1960, la panification dans les fours des villages avait une importance vitale pour les communautés du Massif des Bauges. Les habitants y ont développé des savoirs complexes, de la culture de céréales en montagne à la panification dans les fours des hameaux. C’était une activité gérée collectivement, selon une organisation qui articulait la production de céréales et des farines, la préparation des fagots, la chauffe et la maîtrise du four, le partage du levain, la cuisson des pains, etc. Cette organisation reposait souvent sur l’emploi d’une personne, le fournier, chargé du four et de la coordination des opérations. Une fois terminée la cuisson du pain, le four encore chaud était le lieu de diverses pratiques sociales. Non seulement on y apportait d’autres plats, mais on y restait partager des moments forts de sociabilité. Le four était allumé toutes les semaines ou quinze jours. La vie autour du four était riche en échanges. Les journées du four sont restées gravées dans les mémoires, comme le symbole le plus fort de la vie communautaire “d'autrefois”.
Après une période d’abandon de la pratique, qui semblait destinée à disparaître, emportée par les grands changements liés à la modernisation des styles de vie, l’industrialisation, le départ des jeunes vers la ville, la professionnalisation du métier de boulanger, c’est à partir des années 1990 que les anciens fours sont restaurés et font l’objet d’une nouvelle attention de la part des habitants, du monde associatif, politique et des Institutions. Au fil du temps, la dégradation des anciens fours a été ressentie comme une blessure dans le tissu des villages du massif. C'est parfois le retour de personnes originaires des Bauges, ou l’initiative de nouveaux habitants sensibles à la valeur du patrimoine du pays, qui ont permis la renaissance de formes contemporaines de panification et la revitalisation des fours, dans un contexte festif, familiale ou de voisinage. Cette réappropriation des savoirs réactive toute une mémoire collective : les familles ou groupes d'habitants se mobilisent pour chauffer les fours, selon une organisation du travail partagé entre hommes et femmes, jeunes et anciens. Généralement, les hommes préparent les fagots et allument le four, et les femmes pétrissent et façonnent. Le cas de l'Association “Les Fascines” à Curienne, est un exemple de revitalisation de ces savoirs traditionnels. Grâce à l'intervention d'un professionnel, à partir des années 1990, les savoirs et gestes de panification ont été réappris par les habitants de la commune.
La panification traditionnelle suit un ordre précis et mobilise les sens et la mémoire du corps, dans une étroite relation avec la matière vivante. Le choix des farines, d’abord, influence le travail de la pâte. « La farine qu'on utilise, ça change tout. Il y a des farines où on met plus d'eau, d'autres où on en met moins ». Dans le Massif des Bauges, une culture des céréales de montagne se redéveloppe aujourd'hui. Des boulangers passionnés s'engagent dans ce mouvement. On fabrique ensuite le levain, constitué d'une base de farine et d'eau que l'on renouvelle chaque jour, et qui fermente pendant plusieurs jours. « Je commence avec 100g d'eau, 100g de farine, le matin. Le soir, je remets 300g de farine et 200g d'eau. Et après, c'est 500g de farine et 200g d'eau, jusqu'à la veille du pétrissage… ». Autrefois, ce dernier était conservé de semaine en semaine, et était souvent transmis entre les familles afin de faciliter sa conservation et assurer une fermentation continue. L'échange du levain assumait une valeur symbolique de lien communautaire. Des pratiques qui sont revitalisées dans les milieux associatifs comme "Les Fascines" à Curienne, et dans le milieu professionnel comme au Fournil des Eparis, où des stages sont organisés par le boulanger Paul Rochet pour apprendre à fabriquer le pain au levain.
Le pétrissage de la pâte demande de la force et des gestes précis. Dans certains cas sa description révèle un plaisir retrouvé du travail à la main. « Le boulanger nous a appris à faire la pâte à la main. Le travail à la main, c'est le toucher, c'est la transformation de l'eau, de la farine, du levain, c'est magique ! Je trouve cette sensation tellement formidable que je ne veux pas de robot ». Une fois le pétrissage terminé, la pâte repose et lève pendant plusieurs heures. « J'ai pétrie ma pâte à pain hier soir, je l'ai laissée toute la nuit à température ambiante, sans chauffer, parce qu'il faut que la pâte monte lentement ». Le lendemain, c'est la mise en boule. La pâte est retravaillée pour façonner des boules qui sont ensuite déposées dans des paillas pour une seconde levée avant la cuisson. « On rabaisse la pâte. Il y en a qui disent bouler, mettre en boule. On fait des boules de 1,2 kg pour avoir à la sortie un pain d'1 kg. On retravaille la pâte pour emmagasiner le maximum d'air dans les boules, et on laisse lever environ une heure ».
Le four est préparé, chauffé et nettoyé. Les fagots utilisés pour chauffer le four sont appelés les fascines en patois : ils sont composés de noisetiers, de frêne, de taille d'arbres fruitiers. La préparation du four et la maîtrise du feu sont des aspects fondamentaux de la réussite de la fournée. Le pana est utilisé pour nettoyer le four après la chauffe. Ces étapes font l'objet de descriptions à la fois techniques et poétiques. La couleur de la voûte, la jetée de farine dans le four, sont des indicateurs de la bonne chaleur et les secrets d'un savoir-faire complexe. « Quand on enfourne le pain, la chaleur du four est environ de 230 à 250°C. Le temps qu'on rentre tout le pain dans le four, ça redescend 220-230°C. Et quand le pain a fini de cuire, le four est à 180°C, donc il est prêt pour les brioches. Il faut toujours se dépêcher, surtout quand le four est juste chaud. Il faut fermer la porte derrière à chaque fois. Le pain cuit pendant 45 minutes ».
Jean-Pierre Bulteau, président de l'Association “Les Fascines”, décrit avec précisions la chauffe du four : « On fait de préférence une chauffe d’une heure la veille pour tempérer le four et chauffer plus rapidement le lendemain. La cuisson s’effectue par la restitution de la chaleur emmagasinée dans les briques. On fait bruler le bois alternativement d’un côté et de l’autre de la sole pour que la flamme lèche bien la brique. Peu à peu celle-ci devient blanche sur l’ensemble de la voûte et, à l’entrée du four, des points de repère indiquent que la température suffisante est atteinte. Une fois la chauffe suffisante, on enlève les cendres avec le racle, on nettoie avec la panosse bien humide et on jette un peu de farine sur la sole. Si elle brunit sans noircir dans l’instant, on peut enfourner. Une chaleur trop forte peut se corriger en repassant la panosse. Chaque four fonctionne différemment d’un autre. La maitrise de la chauffe est délicate. Les fourniers ne sont donc pas facilement interchangeables. On enfourne à deux personnes : l’une tient la pelle et l’autre y renverse le pâton, contenu dans le paillât, après avoir saupoudré la pelle de farine pour éviter que la pate ne colle. Puis la pate est incisée avec une lame de rasoir (pour une coupe bien nette) pour que le gonflement se fasse sans déformation du pain. Une fois la porte du four fermée, on place des braises tout contre pour maintenir la chaleur pour le dernier pain enfourné ».
Traditionnellement, une fois la cuisson du pain terminée, la chaleur du four était utilisée pour d’autres préparations, aux noms et caractères différents selon les lieux, les saisons, les communautés et les familles : éponges, tartes, farçons, couétazes, gratins... Les témoignages retracent une diversité d’usages du four après la cuisson du pain. À l’heure actuelle, on retrouve un éventail de spécialités locales qui expriment les traditions et la créativité locale, dans les contextes des fêtes de village et des repas partagés qui suivent la cuisson du pain. Certaines spécialités sont fabriquées avec le reste de la pâte à pain : les épognes à Curienne, les farchas à Saint-Pierre-d’Albigny, les couétazes à Sainte-Reine, les longuets à Sainte-Offenge ou encore les crêpers à Saint-Ours. Chaque communauté semble retrouver et réinventer ses propres spécialités.
Les journées du pain témoignent de la vitalité de ces pratiques du “faire au four”, parfois dans des contextes festifs organisés, souvent dans le cadre d'initiatives locales informelles, à l’échelle du voisinage ou du hameau. Autour du four, se renforcent les liens sociaux entre gens d’ici et d’ailleurs. Basé sur le bénévolat et la vie associative, « faire au four » incarne une tradition qui peut vivre grâce au travail d’une société locale organisée dans le respect de l’autre et l’entraide. La pratique contemporaine revitalise des valeurs de longue mémoire. “Faire au four” est un moment à haute valeur culturelle, propice à la refondation du lien social. Le contexte festif prend toute sa valeur du savoir-vivre ensemble et du partage d'un bien commun : le four du village, dans un temps rituel, constamment renouvelé.
NOTICES HISTORIQUES ET CRITIQUES
La cuisson dans les fours collectifs est une pratique partagée par les communautés de l’arc alpin depuis au moins le Moyen-Age. Les fours des villages étaient alors dits banaux. Le seigneur local pouvait user de son pouvoir de ban. Ainsi les paysans pouvaient être contraints de cuire au four banal appartenant au seigneur, moyennant redevance. Le terme s’est généralisé aux fours collectifs. Dans la région ils étaient traditionnellement en molasse et ont été́ remplacés par des fours en brique fin XIXe, quand le train a permis de livrer des matériaux produits dans la région de Tain l’Hermitage (briques réfractaires). La mappe sarde de 1732, première trace écrite témoignant de l’ancienne structure du territoire, répertorie de nombreux fours. À partir de l’annexion de la Savoie à la France en 1860, le massif est marqué par une période de changements profonds. Les modalités de l’organisation locale évoluent. Le plus souvent le four à pain est collectif et propriété des habitants du hameau. Parfois il appartient à une famille et les familles voisines ont le droit d’usage. Dans l’organisation de la panification, les communautés avaient souvent recours à un fournier. Le four était allumé toutes les semaines, tous les quinze jours ou tous les mois. Chaque famille comptait le nombre de fagots qu'elle devait porter au four en proportion du nombre de pains à cuire. Les familles reconnaissaient leurs pains à l’aide de marques à pain. Le pain se conservait à la cave, posé sur une planche en bois.
La semence de blé était précieuse et s'échangeait entre paysans pour obtenir une meilleure qualité. Ceci révèle le grand travail des sociétés paysannes dans les sélections de variétés. Nombreuses sont les mémoires des paysages cultivés en céréales . En altitude le seigle, bien adapté au climat de montagne, trouve sa place dans de multiples usages. Le blé était échangé au meunier le plus proche, contre une quantité de farine correspondante à la quantité de blé apporté. Il y avait plusieurs meuniers sur l'ensemble du massif, il fallait parfois aller loin pour échanger le blé contre la farine. Les voyages de blé habitent les mémoires : les sacs de chanvre faits à Sainte-Reine, le meunier de Saint-Pierre-d’Albigny et de Cusy, la minoterie de Chignin. Les témoignages des anciens retracent une géographie des cultures, des moulins et des fours reliant les villages du massif entre eux, et le cœur du massif avec les piémonts. L’organisation des coopératives laitières (fruitières) vers 1890, et la guerre de 14-18, marquent une période de réorganisation de la vie locale. Des boulangers professionnels s'installent et les premiers fours apparaissent dans les maisons. Progressivement, le pain du boulanger se généralise et les fours collectifs sont abandonnés. La pratique perdure selon les contextes jusqu’à la dernière guerre. Aujourd'hui, avec le mouvement de restauration des anciens fours collectifs, la construction de fours privés est aussi en augmentation.
Lors de ses recherches pour la restauration des fours de la commune de Curienne, l'Association Les Fascines, a retrouvé plusieurs traces historiques des fours. En 1994, grâce aux actions de l'association, les cinq fours de Curienne sont restaurés pour être réutilisés.« De 1903 à 1923, Léon Coudurier devient boulanger au hameau du Boyat. Il vend du pain mais il fait cuire la pâte qu’on lui apporte contre 50 centimes par pain. Concernant la pratique de fabrication du pain à Curienne, plus personne n’a de souvenir crédible de la périodicité des cuissons du pain. On utilisait le blé produit localement mais ces variétés, entre autres du « camp Rémy », se sont révélées impossibles à retrouver quand l'association a semé du blé en 1996 et 1997 pour l’utiliser lors des fêtes du pain de 1997 et 1998. Jusque dans les années 1930, les céréales étaient moulues sur la commune au moulin sur la Ternèze. La pâte à pain était pétrie dans un pétrin en bois, la maie. Puis les pâtons étaient mis pour la seconde levée dans des corbeilles de paille appelées paillas. Les fascines utilisées pour chauffer le four étaient composées, comme aujourd'hui, de fagots de noisetiers, de frêne, de taille d'arbres fruitiers ou d'arbustes. Traditionnellement on utilisait même les épines pour chauffer les fours comme l’atteste une délibération du conseil municipal de 1861. C'est essentiellement le blé qui était cultivé pour la fabrication du pain. Le seigle était également cultivé dans le massif jusqu'à la fin de la seconde guerre. Il donnait ce qu'on appelait le « pain noir », souvent peu apprécié, certainement parce qu'on l'assimilait au monde paysan dévalorisée tout au long du XX siècle ».
APPRENTISSAGE ET TRANSMISSION
Sur un territoire en forte évolution, avec une partie importante de la population travaillant dans les villes voisines de Chambéry, Aix-les-Bains ou Annecy, la pratique se transmet là où la volonté des habitants et des associations s'exprime et s'organise, au sein même des familles, de collectifs, de groupes d'habitants ainsi que dans le milieu professionnel. Les exemples cités ci-dessous rendent compte de l'actualité et de la vitalité de cette pratique, des différents canaux d'apprentissage et de transmission, des personnes qui l'entretiennent, ainsi que de son contexte de réalisation, son évolution et ses adaptations.
Le cas de Ginette Ginollin, à Aillon-le-Jeune, montre que la pratique se transmet, entre autres, dans le cadre familial, aux enfants et petits-enfants : la famille réunie lors des moments de fête, partage la fabrication du pain dans un four familial privé. De la même manière, Muriel Brun, membre de l'association Les Fascines, à Curienne, partage ses savoirs et savoir-faire avec ses petits-enfants. Dans le témoignage qui suit, marquer les initiales sur le pain, ancienne pratique permettant de distinguer les pains de chaque famille dans une même fournée, est aujourd'hui reproposée en forme de jeu, par Muriel, à ses petits-enfants. « La dernière fois, on l'a fait avec nos petits-enfants. Donc on leur a fait faire la pate, on a mis en boule, ils sont repartis avec leur pain chacun, parce qu'on avait marqué dessus leurs initiales ».
Les membres de l'association Les Fascines ont fait appel à un boulanger professionnel qui avait l'habitude des anciens fours à bois, dans le but de réapprendre et réadapter les savoir-faire et techniques de fabrication traditionnelle du pain. « Chez nous, il y avait plus personne qui savait faire le pain. Quand on a fait nos premières fêtes on a donc un ancien boulanger professionnel qui est venu nous aider. Et c'est comme ça que les gens ont réappris à faire le pain».
L’association « Marceau patrimoine et tradition », à Doussard, organise aussi des ateliers de transmission pour d’autres associations des hameaux de la commune ou des communes voisines.
La pratique de fabrication traditionnelle du pain vit et évolue aussi au sein du milieu professionnel. Le cas de la Boulangerie Savoyarde, à Ecole dans le cœur du massif, créée en 1976, incarne une vision stratégique d'un développement durable enraciné dans une histoire et des traditions locales. Créée par Patrick Le Port, la boulangerie d'Ecole est aujourd'hui une entreprise à échelle nationale. Elle contribue à la sauvegarde d'une pratique de panification dans le respect de l’environnement et de traditions de la montagne. Nous avons pu relever le témoignage de Pierre Bouvet et Laurent Ferroud, salariés de la boulangerie.
« À l'origine, dans ce local, il y avait déjà le four du village, c'était un boulanger. Il avait une salle qui faisait bistrot. Il faisait les tournées dans le village (…) C'est aussi intéressant cette boulangerie parce que c'est la transmission des savoir-faire. C'est enrichissant pour quelqu'un qui ne connait pas. Même un gars qui a un CAP, il connait pas du tout les techniques déjà̀ du pain au levain et puis de la cuisson au four à bois. En plus, on essaye de suivre le produit de A à Z ».
« Le four, ça reliait les gens. Dans le village, vous aviez la fruitière, les gens venaient poser le lait. Donc déjà là, le soir et le matin, ils se retrouvaient. Après, vous aviez, une fois par semaine, le pain, donc à nouveau une relation entre les gens. Donc je pense que c'est plus le travail ensemble, en équipe, qui devait manquer aux personnes, et la chaleur (…) Donc je pense qu'ils retrouvent ici des racines des ambiances qu'il y avait avant. Sachant que les gens des Bauges ont mis beaucoup de temps à venir acheter le pain d'ici. Et puis maintenant, il y a des gens qui aiment bien venir l'acheter ici parce qu'ils retrouvent un peu, inconsciemment, ce côté un peu fédérateur, il y a le feu, il y a le pain, il y a l'animation ».
Au fournil des Eparis à Viuz la Chiesaz, le « boulanger-chercheur » Paul Rocher organise des ateliers de transmission de savoir-faire du pain : farines issues d’anciennes variétés de céréales, fabrication et cuisson de pain bio au levain selon les méthodes anciennes. Les ateliers, pour adultes et enfants, se tiennent sur place ou ailleurs sur le territoire, à l'aide d'un four mobile. Son travail de sensibilisation touche à divers aspects d’un art du pain qui embrasse la culture des céréales, la production des farines et du levain, la chauffe du four et le pétrissage, etc.
Un processus de réappropriation des savoirs est en cours et les acteurs sont mobilisés dans un mouvement de recherche, d’expérimentation et de réinvention des traditions.
COMMUNAUTÉ
Plusieurs communautés / groupes / individus, porteurs des connaissances et savoirs sur les fours à pain et la panification traditionnelle, ont été identifiés dans le Massif des Bauges et sont actifs dans la revitalisation de la pratique. Parmi ceux-ci, nous retrouvons des groupes d'habitants motivés et des associations locales : “Les Fascines” à Curienne ; “Aux Fours et à Francin” à Francin ; “Marceau Patrimoine et Traditions” et « L'amicale de Verthier » à Doussard ; “La Planstarnaise” à Plancherine ; “Les Monts d’Arvey“ à Saint-Jean-d’Arvey ; « Les S'lo vions » à Saint-Jean-de-la-Porte ; “La Thuile Animations” au hameau de Chaparon à Lathuile ; « Les coteaux du Salin » au Village-Musée à Grésy-sur-Isère ; “Ass. Chapelle de la Lésine” au hameau de Carlet à Jarsy ; “l’Association des 2 Villages” à Verel-Pragondran ; “Tinkiette la Guinguette” à Chainaz-les-Frasses ; mais aussi d'autres groupes informels d'habitants au Crozet et à Saint-Martin, Lescheraines ; à Pau, Saint-Pierre-d'Albigny ; à Montlardier au Châtelard ; au Villard et à Broissieux, à Bellecombe-en-Bauges ; à Entrevernes ; au Verlioz à Trévignin ; à Chambert à Quintal ; à Routhennes et Epernay à Sainte-Reine ; à Thoiry et à Sévrier, etc...
Jean-Pierre Bulteau, président de l'association Les Fascines à Curienne, raconte la renaissance des fours à pain de son village. Une description qui explique bien la dynamique sociale qui est lancée, dans les années 1990, autour des fours : « Cinq fours à pain communaux étaient encore existants mais deux d’entre eux seulement permettaient encore de cuire le pain. Une famille faisait du pain et des pizzas dans le four de Montgelas pendant les vacances estivales. Le four des Vachers servait de crèche à Noël. A l’initiative d’un conseiller municipal, la réfection du four communal du hameau de Là-Bas en 1994 a été́ le point de départ de la remise en état des quatre autres fours et la fête du pain qui a suivi chacune des opérations a entrainé un intérêt nouveau pour la fabrication du pain. En 1994, c’est un ancien boulanger officiant déjà à la fête de Verel-Pragondran qui nous a appris à faire le pain car la pratique traditionnelle était tombée dans l’oubli, le dernier habitant faisant son pain étant décédée en 1991 (un film d’amateur nous a permis d’en conserver des images tournées en 1973. (...) Les cinq fours communaux ont été restaurées sur cinq années consécutives de 1994 à 1998 par des bénévoles qui ont financé les matériaux par une fête du pain organisée après chaque réfection. Le four de Fornet a connu une deuxième restauration en 2001. Les fours communaux sont utilisés de façon épisodique par des particuliers ou des groupes informels. Quelques rassemblements de voisinage utilisent les fours de temps à autre pour des fêtes dites de voisinage ».
Parmi les porteurs de connaissances, nous avons aussi repéré des professionnels, dont certains impliqués dans un important travail de recherche et de sensibilisation. Les boulangers : la Boulangerie Savoyarde à Ecole, projet pionnier et visionnaire, le boulanger du Fournil des Eparis à Viuz-la-Chiesaz, la boulangerie Aux Sources du Pain au Noyer, la boulangerie Chez Bouboule à Arith, la Boulangerie La Tartine à Doussard, ou encore la Boulangerie de La Halte à Bellecombe-en-Bauges. Sur le territoire, ce sont installés de nouveaux producteurs de blés anciens, Alain et Amandine, à Lescheraines, qui cultivent leur blé à Saint-Félix, hors du territoire du Parc du Massif des Bauges.
Certaines personnes-ressources font partie d’un réseau territorial de sauvegarde, comme Jean-Pierre Bulteau, président de l'Association « Les Fascines » et Muriel Brun, membre de l'association ; Jean-Michel Etienne, tailleur de pierres et expert de la restauration des fours à pain ; Christine Berrioz de l'Association « Maisons Paysannes » ; et Marius Ferroud-Plattet, ancien maire d'Ecole et porteur d'une mémoire sur la panification traditionnelle.
Enfin, en octobre 2017, 54 habitants, élus et/ou membres d'associations du Massif des Bauges ont eu l'occasion de découvrir la fête du pain « Lo Pan Ner » (“le pain noir” en franco-provençal) en Vallée d'Aoste. Cette initiative transfrontalière, organisée par les habitants et élus valdotains depuis 2016, a pour but de valoriser les fours traditionnels et le pain. Ces échanges avec le Val d'Aoste ont motivé habitants, acteurs et élus du massif à organiser en octobre 2018 la « Fête aux Fours » sur leur propre territoire. Portée par le Parc, cette manifestation a permis de rallumer, du 6 octobre au 3 novembre, près de 40 fours. La communauté du « Faire au four », au fil des années et des projets partagés, s’organise comme un réseau reliant associations locales, écoles, boulangers, agriculteurs, chercheurs, élus, et habitants passionnés.
ACTIONS DE MISE EN VALEUR
Différentes expériences, portées par les habitants et groupes d'habitants du Massif des Bauges, sont à considérer comme des mesures de sauvegarde des savoir-faire liés à la panification traditionnelle et aux fours à pain : restauration et rénovation de fours délabrés, à partir des années 1990 ; organisation de fêtes locales, regroupant les habitants d'un même hameau ou village au cours desquelles le four est rallumé, et des pains et autres plats sont cuits au four ; moments de partage et de transmission, avec les jeunes générations, des savoir-faire du pétrissage de la pâte à pain et de la cuisson des pains dans les fours anciens ; repas en petit comité et partage de plats cuits au four entre voisins ou membres d'une même famille ; sensibilisation par les professionnels.
Lors d’une étude ethnographique réalisée à La Compôte-en-Bauges en 2001, l’absence de l’ancien four communal, désormais disparu pour faire place à la construction d’un parking, avait été constamment évoquée par les habitants, nostalgiques d’une sociabilité villageoise perdue avec ce lieu. 15 ans après, le mouvement de restauration d’anciens fours et de reprise de la pratique est en marche.
Bien souvent, la restauration des fours est l'initiative d'associations locales et les frais sont pris en charge par la municipalité, comme à Saint-Jean-d'Arvey. Dans les années 2000, l'association “Les Monts d'Arvey” a collecté des témoignages sur les fours à pain de la commune : « Quand le toit des fours des Villards d’en Haut à brulé, au début des années 80, il n’était pas assuré. Tout le monde regrettait sa disparition. Le Conseil Municipal a alors décidé de restaurer ce four, d’assurer les 7 fours et s’est engagé à les entretenir. C’est ainsi que les 7 fours « privés » sont devenus « communaux ». Un règlement d’utilisation a été établi avec les habitants et les clés confiées à un voisin pour chaque four ».
Dans un territoire où la mobilité du travail et la dispersion des communautés locales devient la règle, ces initiatives permettent à un tissu social en souffrance de se reconstruire. Faire au four permet à la fois de se retrouver autour d’une mémoire locale, rencontrer les nouveaux habitants, activer des nouveaux liens sociaux, apprendre les secrets d’une alimentation enracinée dans le milieu naturel local, les savoir-faire manuels et les savoirs de la nature. Très souvent et dans la plupart des cas identifiés, nous constatons que la dimension du hameau est la plus pertinente pour la transmission de cette tradition et pratique.
Les professionnels boulangers, de par leur activité, travaillent à la sensibilisation et transmission au grand public des enjeux et savoirs liés à la panification traditionnelle, aux variétés anciennes et aux techniques anciennes de panification. La Boulangerie Savoyarde à Ecole-en-Bauges, fondée en 1976, contribue à sensibiliser les habitants du massif à la valeur des variétés céréalières anciennes, comme le khorasan ou le seigle, en utilisant des farines biologiques de qualité adaptées à la montagne, fournies par le moulin Pichard, à Malijai dans les Alpes-de-Haute-Provence. Elle sensibilise aussi à la cuisson au feu de bois et à la fabrication du pain au levain.
Le boulanger Paul Rochet, du Fournil des Éparis à Viuz-la-Chiesaz, mène un travail de sensibilisation et de transmission de ces savoirs, en utilisant et en favorisant la replantation de variétés de céréales anciennes et paysannes, en lien avec des agriculteurs et des chercheurs de l'INRA.
Par ailleurs, ces deux boulangeries, et d'autres comme La Tartine à Doussard et Les Sources du Pain au Noyer, travaillent dans le cadre du label AB (Agriculture Biologique) du Ministère Français de l’Agriculture, et contribuent ainsi à la sensibilisation à une agriculture respectueuse de l'environnement. Le Fournil des Eparis fait aussi partie du réseau « Semences Paysannes », qui introduit le concept de « biodiversité cultivée ». Alain et Amandine, deux jeunes producteurs de farines installés à Lescheraines, envisagent de demander une labellisation « Nature et Progrès » (marque associative privée) et accordent une attention particulière à la qualité de la mouture de leur blé en utilisant un moulin Astrié.
Une passion pour les fours et la panification traditionnelle anime les “communautés, groupes et individus” du Massif des Bauges, et se dévoile, par endroits et par moments, dans les paroles et les activités des habitants du massif. Toutes les personnes interrogées, enregistrées, invitées aux réunions, tables-rondes ou rencontres de terrain ont donné leur consentement à la diffusion de leurs témoignages et ont activement participé aux actions de documentation liées à l’inventaire.
MESURES DE SAUVEGARDE
En 2005, le Parc Naturel Régional du Massif des Bauges a mis en place un fond consacré à la restauration du patrimoine bâti. En 2007, une convention a été signée entre le Parc, la Fondation du Patrimoine et la Région Rhône-Alpes. Cette Convention a permis de financer des travaux de restauration. Depuis 2010, 76 fours ont été recensés sur le territoire, dont une trentaine sont restaurés. Voici comment l'opération est présentée sur le site du Parc : “Depuis 2010, un inventaire du patrimoine bâti du massif des Bauges est mené sur le territoire. Cet inventaire fait suite à une demande des élus des communes afin de recenser le patrimoine culturel, bâti et architectural de leur commune. (…) Parmi les objets patrimoniaux inventoriés, on trouve bien sûr de nombreuses fermes, granges, fours à pain ou oratoires (…). Pour chacun de ces objets, une fiche complète propose un historique, une présentation, une localisation, différentes illustrations et des références documentaires.. Les fours à pain sont traités comme des “objets patrimoniaux”.
Depuis 2016, une nouvelle dynamique s'est créée grâce à l'inventaire du patrimoine alimentaire, en tant que PCI. Et depuis octobre 2017, une nouvelle stratégie se construit, grâce à des échanges établis avec le Val d'Aoste. Une cinquantaine d'habitants et élus du Massif des Bauges se sont rendus en Val d’Aoste pour découvrir la Fête du Pain Noir “Lo Pan Ner”, organisée par la Région. La rencontre des habitants du massif avec leurs voisins italiens a suscité un vif intérêt de la part des acteurs locaux et a permis la réalisation, en octobre 2018, de la « Fête aux Fours », portée par le Parc et mis en œuvre par les habitants eux-mêmes. 40 fours ont été rallumés sur tout le territoire.
Le travail de recherche et de sensibilisation mené dans le cadre de l’inventaire du patrimoine alimentaire doit être considéré comme une mesure de sauvegarde et se pérenniser avec des actions concertées en lien avec les communautés de praticiens. Les enquêtes menées depuis 2016 ont permis la réalisation, au printemps 2018, d'une exposition sur le patrimoine alimentaire du massif, intitulée « Des histoires plein l'assiette », autour de 5 thèmes principaux, dont le pain. Cette exposition s'est tenue, durant tout l'été 2018, à la Chartreuse d'Aillon, maison thématique du Parc du Massif des Bauges.
En 2018, une lettre de consentement a été rédigée et distribuée aux communautés et détenteurs des pratiques souhaitant témoigner et contribuer à l'identification participative de l’élément.
Pour en savoir davantage
Bibliographie
D’arrière pays à pays arriéré, la montagne entre histoire et imaginaire, dans Villages d’altitude, Actes du séminaire d’Arvieux-Hautes Alpes, 7/8 décembre 1995.
Quel pain voulons-nous ?
Editions Le Seuil 2016
Pains d'hier et d'aujourd'hui
Editions Hoëbeke 2006
Les vieux fours à pain, onstruire son four, faire son pain
Editions Cabedita 2000
Le pain
Editions Messidor 1986
Le pain
Editions Neva 2005
Pains du monde à faire soi-même
Editions De Borée 2005
Le pain anniversaire à Villard d’Arène en Oisans
Editions des Archives Contemporains 1989
Les Bauges, entre lacs et Isère
Editions Comp'Act 2005
Des espaces en récit. Parcours du temps à la Compôte en Bauges. Réflexions sur l'interprétation du patrimoine rural. Rapport d'étude ethnographique
Savoirs et pratiques alimentaires et culinaires dans le Massif des Bauges (Savoie et Haute-Savoie) - Rapport de recherche dans le cadre de l’appel à projet du Ministère de la Culture
PNR du Massif des Bauges 2017
Le patrimoine culturel immatériel, une nouvelle ressource pour le développement territorial. Le cas de l'inventaire des savoirs et pratiques alimentaires et culinaires dans le Parc Naturel Régional du Massif des Bauges. - sous la direction de Claire Delfosse
Université Lyon 2 2016
Des façons d’être à la façon du patrimoine. Patrimoines culturels immatériels alimentaires au Parc Naturel Régional du Massif des Bauges - sous la direction de Nicolas Adell
Université Toulouse Jean-Jaurès 2018
Les Bauges entre lacs et Isère
La fontaine de Siloé 2004
Recueil de retranscriptions d'enquêtes sur les savoirs et pratiques alimentaires du Massif des Bauges
Biens matériels
Les éléments matériels associés à la pratique de panification artisanale dans le Massif des Bauges sont à la fois des éléments de mémoire et des éléments vivants dans les pratiques contemporaines. Les fours à pain sont les structures fondamentales aux activités de panification traditionnelle et aux rituels du “faire au four”. Les fours sont des repères forts dans les paysages du massif. Restaurés à partir des années 1980, de nombreux fours ont été intégrés dans l’inventaire régional du patrimoine bâti. Certaines communes, comme Faverges-Seythenex, en possédaient 22.D'autres outils sont nécessaires à la pratique : le pétrin ; les paillas, corbeilles en blâche, paille ou en osier dans lesquelles sont déposées les boules de pâte à pain pour leur seconde levée ; la racle, outil grâce auquel on ramène les cendres contre la porte du four ; la panosse ou pana qui sert à nettoyer le four ; la pelle à pain en bois sur laquelle on dépose les boules pour l'enfournement ; le vent, outil qui permettait de vanner, c'est-à-dire de séparer le grain de blé de son enveloppe et de ses impuretés ; la marque-à-pain, marques en bois sculpté qui autrefois portaient les initiales des familles afin de distinguer leurs pains ; la lame de rasoir qui sert à inciser les pâtons ; et les outils liés à la préparation d'autres plats au four après le pain, rouleaux, moules, plaques, plats et poteries.
Fiche réalisée par
Parc naturel régional du Massif des Bauges - - Maite Loyrion
Superviseur Scientifique
Valentina Zingari
Date de publication
25-SEP-2019 (Maite Loyrion)
Dernière mise à jour
25-SEP-2019 (Agostina Lavagnino)
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