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1920
2005
2014
2016
2017
Arrière
Catégorie
Nature et UniversTAG
OÙ
Massif des Bauges -
Chaque cueilleur pratiquant, qu’il soit amateur ou professionnel, a ses parcours de cueillette déterminés par ses connaissances du milieu naturel, ses habitudes alimentaires et préférences, ses passions, les cycles de saison et les aléas climatiques. Dans le Massif des Bauges, les diverses pratiques de cueillette dessinent une riche géographie des parcours : du jardin à deux pas de la maison où certaines espèces végétales spontanées sont domestiquées, au chemin de la forêt voisine, où l'on ramasse les fruits des bois et champignons, aux prairies de montagne et près vergers, où l'on récolte les herbes, fruits et racines pour la consommation et pour fabriquer les tisanes, confitures, ainsi que la gnôle et les liqueurs.Un des éléments déterminant les choix des parcours du cueilleur est la considération des autres pratiquants et leurs territoires de cueillette, dans le respect des pratiques coutumières.Les moyens privés de transport déterminent une grande liberté des cueilleurs, se déplaçant à pied ou en voiture. Si certains d’entre eux restent à proximité de leurs lieux de vie ou dans le massif, d'autres partent pour des parcours de cueillette dans des territoires et des vallées plus éloignées, en dehors du massif. La connaissance d’un vaste territoire et de ses milieux naturels est un patrimoine fort et original des pratiquants.« Les myrtilles…des fois un peu au Margériaz. Mais c'est pas là qu'il y en avait le plus, par rapport à ce qu'on peut trouver dans la Vallée des Hurtières ou Grand Arc. (…) Nous, on a des terrains trop calcaires».Le cueilleur connait ses chemins dans la forêt, où l'on trouve ail des ours, champignons et fruits des bois ou dans les champs où il va chercher les herbes, feuilles et fleurs. Ces pratiques et parcours relient, dans un mouvement permanent, les hommes avec les divers écosystèmes du massif.
QUAND
quotidien
QUI
Savoirs de la cueillette dans le Massif des Bauges
(Aller à la cueillette / ramasser)
Avant, c'était la nature, ils marchaient qu'avec la nature…
Dans le massif des Bauges, les activités de cueillette ont permis de vivre en lien étroit avec la nature et les saisons : cueillir des herbes, feuilles, racines, fleurs, ramasser des fruits des bois et des champignons, se soigner, soigner les animaux, ou préparer des traitements pour le jardin. Au fil de l’histoire, les pratiques de cueillette perdurent et de nouvelles activités apparaissent et se développent. Loin des activités étroitement soumises aux logiques de rentabilité, la cueillette dessine des espaces-temps de liberté en lien avec la nature. Plantes, fruits et champignons de la montagne vivent au sein d'écosystèmes façonnés par les activités humaines. Les cueillettes suivent le rythme de saisons. Le printemps est une saison propice aux herbes, jeunes pousses et feuilles, l'été aux fleurs et fruits, l'automne aux fruits, racines et champignons. Le cueilleur détient les connaissances liées à la période de cueillette de chaque espèce végétale. Au fil du temps, le processus de domestication a brouillé les frontières entre sauvage et domestique. Le jardin, espace domestiqué et intimement lié à l’homme, est un lieu de médiation. Ici, peuvent être cultivées des plantes spontanées ramassées en nature, dans des milieux bien spécifiques. C’est le cas des ramponnets communément appelés mâche. Difficiles aujourd’hui à trouver dans les champs, on les retrouve semés dans les jardins. Les herbes cueillies aux alentours des villages et parfois repiquées dans le jardin étaient et sont fortement présentes dans l’alimentation traditionnelle, dans une savante alternance du cru et du cuit. Laitue scarole, mâche sauvage, pissenlit, bourrache et cresson se mangent en salade. « Le cresson, ça pousse dans l'eau, dans les marécages. Il y a une petite source, elle court lentement dans le champ, ça pousse des cressons. Il y a eu un moment, il faut laisser le temps de pousser, je sais pas, début mai… ils allaient ramasser le cresson ». L’on retrouve orties, chénopode Bon-Henri, renouée bistorte, oseilles et plantains, « épinards sauvages » dans les soupes traditionnelles et les ragoûts, « on faisait la soupe avec des orties, des pissenlits, voilà. Je le fais toujours ». Les prairies sont un espace de cueillette, on y ramasse les pissenlits, la reine des prés ou le plantain.
Les forêts sont les lieux privilégiés de cueillette des fruits de bois et des champignons. De nouvelles pratiques accompagnent la transformation des milieux naturels au fil des saisons : en forêt on va cueillir au printemps l’ail des ours, dont le pesto est rentré ces dernières années dans les usages locaux. L’ail des ours est un exemple significatif de renversement des valeurs : pour les anciens un poison, pour les contemporains une préparation bienfaisante. « L'ail des ours, j'en ai plein autour de chez moi et j'en fais depuis déjà une dizaine d'années ». L'enquête a permis de relever une variété d’utilisations actuelles des fruits et champignons, ainsi que d’une multitude de plantes non cultivées, feuilles et racines aux usages diversifiés: herbes aromatiques, herbes à tisanes, herbes à manger en salade, herbes à cuire ou à conserver dans l’huile…
Dans un pays riche de sa flore diversifiée et dans l’évolution permanente des styles de vie, ce patrimoine fait l'objet d'un renouveau. Une filière professionnelle est aujourd’hui présente dans le massif. Ses acteurs, professionnels combinant cueillette en nature et culture de « plantes aromatiques et médicinales » (PAM), sont responsables d’un important travail de sensibilisation aux savoirs et usages de la nature.
Les cueilleurs du massif sont donc praticiens traditionnels, amateurs ou professionnels. Leurs connaissances les emmènent dans de longs parcours à travers différents milieux naturels. Jean-Luc Neyret sait où trouver ses framboises. Jacques et Isabelle Vial Dury suivent les chemins vers les lieux de floraison de l'aspérule odorante. André Gallice connaît le moment et les lieux où poussent les cressons. Louis Petit-Barat raconte la magie des rosés de près, bien présents dans la mémoire locale: « Les rosés des prés c'est… dans le temps, quand il y avait la foudre, le tonnerre, les éclairs. La foudre elle tombait jusque par terre et là où elle tombait ça faisait des cercles noirs. L'herbe, au lieu d'être claire, elle était un peu foncée, et bien là-dedans, il y avait plein de champignons ».
Ces activités suivent le rythme de saisons, déterminant un patrimoine de savoirs : moment propices à la cueillette selon les saisons et les horaires de récolte, mise en culture de plantes spontanées du massif, connaissances approfondies de chaque espèce végétale, usages culinaires et médicinaux.
Pour les producteurs de PAM, le printemps est le temps de la récolte de feuilles pour préparer les tisanes, les sirops, les aromates. C’est le temps de sécher les plantes au séchoir. Pour les praticiens, c’est le début de la saison des champignons et le moment de ramasser l’ail des ours et autres herbes comestibles. La fleur de sureau est appréciée dans le massif pour la préparation de sirops et apéritifs. L’été c’est le moment des fleurs, utilisés en médecine traditionnelle pour les tisanes, baumes, huiles, ou en cuisine en salade. En été on ramasse les fruits des bois, on prépare des confitures, on peut encore ramasser des feuilles et des champignons. La fin de l’été et l’automne sont des moments forts de cueillettes : champignons, racines de consoude, guimauve et gentiane pour les liqueurs, fruits comme le cynorhodon et les châtaignes.
Le patrimoine de savoirs lié aux cueillettes et usages des plantes, fleurs, fruits, racines et champignons est très vivant dans les mémoires locales. Ce patrimoine est transmis par les femmes, dont les tisanes soignaient la famille : hommes et animaux.
« Mon arrière-grand-mère, elle ramassait des fleurs toute l'année, elle les faisait sécher et elle se faisait des tisanes tout l'hiver… Je sais qu'elle avait une valise là-bas à la grange. Il y avait plein de sacs avec des fleurs dedans ». Pour lutter contre les « coups de froid » et maladies, on utilisait communément l'expression « tirer le mal ». Eaux-de-vie, décoctions, fleurs et plantes étaient consommées ou appliquées en cataplasmes pour soigner toux et maux de gorge : primevère, bourrache, reine des prés, frêne, fleurs de sureau, serpolet, génépi, fleurs de tussilage ou encore feuilles de ronce. Pour soigner les coups et blessures dûs aux travaux des champs et du bois, on utilisait l'arnica, fleur de mauve ou guimauve, bourgeons et sève de pins et de sapins, frictions à l'eau-de-vie, emplâtres de chou et cataplasmes de miel ou de résine de sapin. On appliquait sur les brûlures des fleurs de souci et de millepertuis macérées dans l'huile. Au printemps, on faisait des cures dépuratives avec des salades et tisanes de pissenlit, oseille, ortie, racines de gentiane, pensée sauvage, feuilles de noyer et de frêne. Les problèmes de digestion étaient traités avec arquebuse, mélisse, verveine, camomille, fenouil, menthe et confiture de myrtille. Les femmes avaient leurs propres plantes : achillée, armoise vulgaire, mélisse, sauge.
Ces pratiques de médecine traditionnelle gardent une vitalité dans les usages domestiques et sont aussi en partie transmises par les professionnels.
« On buvait les tisanes quand on était malade, autrement on ne buvait pas de tisane. Il avait du tilleul, il y avait … On avait toutes les plantes médicinales à la maison, la reine des prés, la violette, la pensée sauvage. On avait un grand carton, on ramassait en été toutes les pantes et on buvait la tisane quand on était malade. »
Les pratiques de séchage des plantes pour en faire des tisanes sont populaires, leurs vertus médicinales bien connues : le tilleul pour le sommeil et contre l'angoisse, le thym pour les problèmes respiratoires et intestinaux, les feuilles de ronces contre le mal de gorge ou la grippe, la camomille contre les problèmes digestifs et inflammations, les racines de chiendents sont diurétiques, la pensée sauvage ouvre l'appétit, le serpolet ou thym sauvage œuvre contre les rhumes, le pissenlit et l’ortie sont reconnus pour leurs vertus diurétique et dépurative. Les orties et les pissenlits, cuits, mais aussi l’infusion de foin servaient aussi pour soigner les animaux. Enfin, on peut faire macérer des plantes et fruits dans la gnôle « ils mettaient beaucoup de plantes dans la gnôle : le genépi, la vulnéraire, les prunelles, les myrtilles. Ils disaient : " J'ai mal au ventre aujourd'hui, il faut que je prenne un peu de myrtilles !" ».
Certaines croyances sont bien vivantes. Ainsi, l’on conseille, lorsqu’on est malade, d’infuser un nombre impair de fleurs pour que la tisane soit efficace. « On a des fleurs de camomille pour faire la tisane, si des fois je suis gênée. Il faut mettre un nombre impaire de fleurs, trois ou cinq...».
Les animaux étaient nourris et soignés par les plantes. On ramassait des glands et des faines pour compléter leur alimentation et soignait leurs blessures avec l'arnica, le souci ou le plantain ; les troubles digestifs avec la camomille ou la gentiane ; les rhumatismes avec la reine des prés. L'eau-de-vie était aussi utilisée.
« Mon mari, il allait bien au Revard, ils ont vendu des tonnes de framboises… »
La cueillette permettait de créer un revenu d'appoint. Les habitants du massif cueillaient la gentiane, le génépi, les fraises, myrtilles et framboises pour les liquoristeries des villes des piémonts, comme la maison Dolin à Chambéry. Ils vendaient fruits des bois, champignons, escargots et grenouilles aux pâtissiers et restaurants, ainsi que sur les marchés. Dans la cuisine quotidienne, on retrouve framboises, fraises et myrtilles servies au sucre et au vin ou en garniture sur de grandes tartes et gâteaux, comme l'épogne aux myrtilles d’Entrevernes. En alpage, on mangeait des fraises et des framboises avec du sucre et de la crème.
Les enfants cueillaient des cyclamens qui étaient envoyés en parfumeries à Paris, ou vendus aux touristes sur le bord des routes pour se constituer de l'argent de poche. Certains se spécialisaient dans la cueillette et arrivaient à vivre de ces petits revenus. Des herboristes venaient cueillir dans le massif et faisaient sécher leur récolte dans les chalets d'alpage avant de les vendre en ville. Les châtaignes, plus nombreuses jusqu’aux années 1960, étaient ramassées sur les piémonts du massif et au bord du Lac d'Annecy.
« Moi les champignons, j'aime autant les ramasser que les manger. C'est mon plaisir de les ramasser, c'est une passion… »
Si les champignons sont considérés comme un mets précieux, destiné à la vente ou qu'on cueillait pour le donner en cadeau au curé et à l'instituteur., au fil du xxe siècle beaucoup de plats à base de champignons ont été élaborés pour les touristes, tels que le gâteau de foie aux champignons de la « Dédée » Châtelain à La Compôte. La passion de la cueillette se transmet aujourd’hui dans une relation de plaisir, par des agriculteurs - montagnards à la retraite -, des passionnés, comme Raymond Berthoud de Bellecombe.
NOTICES HISTORIQUES ET CRITIQUES
« C'est des plantes qui ont accompagné l'humanité pendant tout ce temps et elles continuent de nous accompagner même s'il y a eu cette rupture d'il y a 50-60 ans »
Au fil de l'histoire, les habitants du Massif des Bauges ont acquis une grande connaissance de la nature et du végétal, couplé à des savoirs acquis lors des périodes de mobilité et migration. Avant 1950, les montagnards des Bauges, en régime de propriété privée, partielle autosubsistance et pratiquant diverses formes de polyculture, avaient une connaissance approfondie des toutes les ressources naturelles essentielles à la survie des communautés. Dès le plus jeune âge, les enfants sont chargés des activités de cueillette, souvent pratiquées durant le temps consacré à la surveillance des troupeaux ou autres activités agricoles.
Jusqu'au XXe siècle, ces savoirs sont transmis oralement, par l’expérience et la pratique, de génération en génération, dans le cadre familial et de voisinage. Au cours du XXe siècle, de nombreuses pratiques disparaissent, du fait de l'évolution de la société et des modes de vie. Les anciens témoignent d'une parallèle disparition des variétés végétales, avec la transformation des milieux naturels liée à la spécialisation pastorale et à la progressive décadence des vergers et champs qui entouraient les villages. Tout comme pour les herbes, beaucoup d'anciens remarquent une baisse de fruits des bois. La baisse de fruits dans les zones de cueillette serait liée à la moindre fréquence des coupes en forêt, aux transformations dans la gestion et les usages de la forêt. La châtaigneraie bien fauchée, « comme un jardin », était le lieu privilégié de cueillette de champignons.
Localement, ces changements sont perçus comme des dysfonctionnements. L’abandon des pratiques traditionnelles d’usage de la nature, les nouveaux modes de gestion intensive des espaces et des ressources engendrent une perte de biodiversité. Les anciens revendiquent le modèle traditionnel d'une nature généreuse, façonnée par les activités de l’homme. Comme dans bien des contextes ruraux européens, les activités de cueillette peuvent constituer un revenu complémentaire non négligeable, dans des formes d’échange et commerce informel, échappant aux logiques des revenus déclarés. Dans certains cas tel que celui des champignons, les circuits locaux d’échange et petit commerce entretiennent des liens forts de solidarité qui traversent les classes sociales et les frontières ville-campagne. Ces ressources et activités ont un rôle important dans le développement touristique de la région, depuis le XIX siècle. Elles contribuent à l’économie touristique et à la qualité de l’offre de la montagne, une certaine clientèle touristique choisissant les Bauges pour la cueillette. Les fruits sont vendus, offerts aux touristes, préparés en conserves et confitures. « J'ai une belle-sœur qui a fêté ses 80 ans dimanche passé, on en parlait. Il avait un restaurant à Chambéry. Les gosses, dans le temps, on vendait même des pissenlits, des cyclamens, à qui voulait en acheter, peut-être pas des gens du pays. Mais on ramassait tout ce qu'on pouvait, les fleurs. Elle vendait des escargots pour s'acheter du shampoing. Vous savez, on osait pas demander aux parents de l'argent pour aller s'acheter du shampoing, c'était du luxe. Puis les cyclamens, l'été, on les vendait au bord de la route."
En 1995, la création du Parc naturel régional du Massif des Bauges a permis d'inscrire le territoire dans une perspective de développement durable, à la recherche d’un équilibre entre vocation agricole, économique, touristique et patrimoniale.
Depuis les années 2000, plusieurs producteurs de plantes aromatiques et médicinales (PAM) ainsi que des associations et une filière d'acteurs dynamiques favorisent la connaissance et utilisation des plantes aromatiques et médicinales. Aujourd’hui, une dizaine de productions de PAM sont installées sur le territoire. La création de ce réseau de praticiens professionnels marque une continuité, mais aussi un renouveau des pratiques de cueillette. C'est ainsi que tisanes, liqueurs, apéritifs, sirops, baumes et confitures, produits localement, se retrouvent sur le marché. Ce mouvement vers une cueillette professionnelle concrétise un choix de vie, un « retour à la nature ». Comme analysé dans la littérature scientifique, « les productions artisanales de PAM, associant généralement des activités de culture et de cueillette de ressources végétales spontanées, sont indissociables d’un mouvement de contestation et de résistance vis-à-vis des schémas de développement auxquelles se réfèrent l’agriculture conventionnelle, le système de santé et le monopole pharmaceutique » (Pinton, Julliand, Lescure, 2015).
APPRENTISSAGE ET TRANSMISSION
Traditionnellement, les savoir-faire et connaissances de la cueillette se transmettaient au sein du cadre familial et de voisinage, par voie orale et par l'expérience. Les adultes transmettaient aux enfants les savoirs naturalistes dès le plus jeune âge. Les enfants apprenaient à reconnaître une plante, ses bienfaits, où la trouver et comment l'utiliser. Ils partaient ramasser des fruits des bois, des champignons et des escargots autour de la maison. La génération des anciens du massif témoigne d'une époque où les parents et grands-parents détenaient de nombreux savoirs. Certaines pratiques se sont transmises entre les générations et au sein des communautés. La génération de 40/50 transmet le souvenir de balades en famille pour aller cueillir champignons et fruits de bois. Aujourd'hui, certains cueilleurs partagent leurs connaissances dans le cadre familial. Frédéric Pegeot, habitant de Bellecombe-en-Bauges et passionné de cueillette, emmène régulièrement son fils aux champignons. Comme son père l'avait fait pour lui à ses 20 ans, il a offert à son fils un bâton de marche gravé, dans un geste symbolique de transmission. La transmission des savoirs sur les plantes, leurs vertus médicinales et leurs utilisations semble avoir été plus difficile, du fait de l'évolution des modes de vie et du développement de la pharmacopée moderne. Certaines pratiques récentes, comme la cueillette de l'ail des ours, viennent s'ancrer dans la mémoire longue des communautés locales et dans l'histoire intime de pratiques familiales.
Ainsi, au côté des « nouveaux cueilleurs », on recense un nombre important de baujus et d'anciens baujus ayant appris à reconnaître et utiliser les plantes grâce à leurs aînés. Suzanne Petit-Barat à Aillon-le-Vieux nous explique comment elle a connu les bienfaits de la camomille : « Oh ben ça c'est les grands-mères puisque la camomille, quand autrefois il y avait des vaches qui ruminaient pas, elles faisaient une décoction de camomille et ça marchait ». Solange Fantin à Sainte-Offenge raconte : « Moi je me souviens, c'est vieux. J'étais gamine, je m'étais fait une entorse au pied. Et puis, les personnes âgées elles m'ont dit, tu prends la racine de feu et tu te frottes avec ». On ne peut « parler de cueillette » sans affectivité. Ces savoirs sont à la fois support de mémoire et objet de continuité et de réappropriation permanente. Les praticiens de la cueillette ont donc acquis les savoirs et savoir-faire tantôt dans un cadre traditionnel et familial, tantôt grâce au renouveau actuel d’intérêt pour le monde végétal et la sensibilité écologique de ces dernières décennies.
Des nombreuses actions de sensibilisation et de transmission des savoir-faire de cueillette sont proposées par les producteurs de PAM, accompagnateurs en montagne ou associations locales : visites de ferme, ateliers de sensibilisation, stages de découverte ou formations. Dans le cas des professionnels, la transmission peut également se faire dans le cadre familial. À l'Asinerie et Plantes du Cul du Bois à Doucy, Chloé, fille de Jacques et Isabelle Vial-Dury, a appris le métier de producteur-cueilleur aux côtés de ses parents et a été embauchée comme salariée de l'exploitation. Les professionnels échangent aussi entre eux, savoirs et plantes. Véronique Riondy, accompagnatrice en montagne a offert à Jacques et Isabelle un serpolet citronné qu'elle a trouvé sous la montagne du Trélod, lors d'un accompagnement de groupe. Après plusieurs essais, ils ont finalement réussi à le mettre en culture dans leur terrain à Doucy et sont aujourd'hui les seuls à en vendre dans le massif.
COMMUNAUTÉ
Plusieurs communautés, groupes et individus ont été identifiés sur le massif des Bauges comme porteurs des savoirs et savoir-faire de cueillette : cueilleurs particuliers, amateurs et personnes expérimentées ; professionnels-producteurs-cueilleurs de PAM (plantes aromatiques et médicinales) ou accompagnateurs en montagne ; associations ou autres organismes.
Chaque communauté a ses cueilleurs expérimentés, comme Frédéric Pegeot, Muriel Lallée, et Raymond Berthoud, à Bellecombe-en-Bauges, Bernard Collombo à Arith, Christiane Fressoz, à La Compôte-en-Bauges, Chantal à Curienne. Ces habitants pratiquent systématiquement cueillette et ramassage des plantes, fruits sauvages ou champignons, préparés en cuisine ou conservés en bocaux, tisanes et liqueurs.
Depuis les années 1990, plusieurs producteurs-cueilleurs de PAM se sont progressivement installés sur le massif et y ont développé une filière dynamique. La création de ce réseau de praticiens et d'experts marque un renouveau des pratiques de cueillette. Tisanes, liqueurs, apéritifs, sirops, confitures, baumes, huiles, macérâts et hydrolats sont fabriqués dans ces exploitations. On compte actuellement une dizaine de professionnels sur le territoire du Massif des Bauges : Les Oréades des Bauges à Jarsy ; Label’Ortie à Jarsy ; l’Asinerie et Plantes du Cul-du-Bois à Doucy-en-Bauges ; Artémisiane à La Compôte ; La Ferme de l'Abeille Verte au Châtelard ; Le Sanglier philosophe à Cusy ; L’Herbier de la Clappe au Noyer ; À l’Aunée des Bois à Aillon le Jeune ; les Plantes du Puits des Fées à Curienne ; La Ferme de la Bâtie à Curienne ; Florizane à Cléry ; Le Jardin d'Arclusaz à Saint-Jean-de-la-Porte et le Domaine des Anges au Cœur Rouge à Saint-Jean-de-la-Porte. La majeure partie de ces producteurs est regroupée au sein du Syndicat des Producteurs de Plantes des Savoie, créé en 2004, qui réunit des acteurs travaillant dans des petites structures installées en zone de montagne dans les départements de Savoie, Haute-Savoie, Ain et Isère. D'autres professionnels, tels que les accompagnateurs en montagne, sont porteurs de savoirs naturalistes et acteurs de leur transmission.
Le Massif des Bauges est aussi le lieu d'activité de diverses associations, créées dans l’objectif de protéger et mieux connaître les milieux naturels, les plantes et leurs utilisations. L'association Calenduline s’intéresse aux plantes sauvages et à leur utilisation médicinale et culinaire. Elle organise des formations animées par Solange Regnaud, botaniste et formatrice en plantes sauvages et Sophie Dodelin au Gîte des Landagnes, à Ecole.
Jardin du Monde Montagnes, basée à Entremont-le-Vieux est une association de Savoie qui œuvre pour la sauvegarde et valorisation des pharmacopées traditionnelles et du patrimoine ethnobotanique des territoires de montagne. Elle a collaboré avec les producteurs - cueilleurs de PAM des Massifs des Bauges et de Chartreuse pour des travaux de recherche et l’édition du livre Cueillettes de mémoire. Histoires d’hommes et de plantes (PNR du Massif des Bauges, PNR de la Chartreuse, 2012).
ACTIONS DE MISE EN VALEUR
Les principales menaces identifiées touchent à la transformation de l’environnement et des modes de vie, à l’évolution de formes de l’alimentation et de la médicine en lien avec le développement des industries et de la grande distribution, au cadre légal et normatif et enfin aux mauvais comportements des populations urbaines, de plus en plus éloignées de la nature.
Pour les communautés locales, la cueillette est un puissant outil de monitorage du milieu naturel. Les personnes impliquées dans le travail d’inventaire dénoncent la diminution de la diversité et de la quantité des plantes, fruits et champignons présents sur le massif, du fait de changements des modes de gestion des espaces naturels (coupes en forêt et défrichements moins fréquents, utilisation de produits chimiques, pollutions diverses).
Les témoignages d'anciens vivant aujourd’hui sur le massif, nous parlent de fruits des bois qui se ramassaient en très grandes quantités, alors qu'aujourd'hui fraisiers et framboisiers sauvages sont plus rares. André Corboz à Entrevernes nous explique : « Maintenant, il y en a plus. Si tu veux, à l'époque, pour que les myrtilles soient belles, c'était fauché, les feuilles de châtaigniers étaient ramassées, c'était nickel propre. Donc après, ça s'est mis à pousser des arbustes, ça a dégénéré. Avant, il y avait que des gros châtaigniers et les myrtilles dessous, alors que maintenant... ». La diminution de la biodiversité s'explique également par la pollution liée à l'utilisation d'intrants chimiques. « Les pissenlits oui ! Au printemps, on allait dans les prés, il n'y avait pas eu d'engrais, de pesticides, ni de rien, et on ramassait de ces salades de pissenlits ! On ose plus maintenant, on en mange plus…».
Armande Mugnier à Saint-Ours explique que l'on ne trouve plus la même flore qu'autrefois : « Tout disparaît. Il y a la pollution et tout ». Selon de nombreux témoignages, la présence de certaines fleurs et plantes aurait diminué sur le territoire. Huguette Pienne à La Thuile raconte : « Avant il y avait le thym sauvage, le serpolet ils appelaient ça, sur les murs, le long des routes comme ça ». Enfin, pour ce qui est des champignons, la perte de certaines variétés serait aussi dûe à l'ignorance des bons comportements de cueillette, par des urbains de plus en plus nombreux. Suzanne Prisset à Arith raconte : « Maintenant, il faut bien marcher pour en trouver, d’une certaine sorte (…). Au lieu de les cueillir bien comme il faut, ils sont arrachés jusqu’aux racines ! ».
Les savoirs et savoir-faire de la cueillette ont régressé avec la disponibilité des ressources de la pharmacopée moderne et le développement de l’industrie pharmaceutique. La disponibilité et l’usage excessif de médicaments fait partie de réflexes des contemporains. Une méfiance généralisée envers les savoirs naturalistes populaires a délégitimé ces savoirs. Ce risque est toujours d’actualité, même si un respect pour ce patrimoine se renforce à l’heure actuelle.
La législation française concernant le commerce de plantes médicinales est restrictive, faisant obstacle au travail des petits producteurs de plantes. En France, bien que la liste des plantes commercialisables ait évolué il y a une dizaine d'années, beaucoup de plantes restent interdites à la vente, alors qu'elles sont autorisées dans d'autres pays d'Europe. Les petits producteurs de PAM du Massif des Bauges revendiquent la mise en conformité de la législation française à la législation européenne. Isabelle Vial-Dury des Plantes du Cul du Bois à Doucy explique que si un producteur de PAM souhaite revendiquer son droit de vendre une plante, pour éviter une amende ou simplement continuer à cultiver cette plante, il est obligé d'effectuer de longues démarches auprès du Tribunal de Strasbourg. En septembre 2018, une loi a été proposée au Sénat afin d'améliorer le statut des « herboristes de comptoir » (personnes qui vendent des plantes dans une boutique).
MESURES DE SAUVEGARDE
Des mesures de sauvegarde, accompagnant ce mouvement, sont également prises au niveau des Institutions. En France, le Ministère de la Culture a mis en place un inventaire du patrimoine culturel immatériel qui permet de recenser des savoirs autour des plantes sauvages.
Dans le Massif des Bauges, le Parc Naturel Régional a une action forte sur la protection et la valorisation de la biodiversité présente sur le territoire, via des projets comme Natura 2000 (initiative à l’échelle européenne) ou le Concours « Praires Fleuries ». Ce dernier a pour objectif d’allier durablement les activités agricoles et la préservation des richesses florales et végétales. Il soutient l'idée d'une gestion durable des prairies naturelles par les agriculteurs eux-mêmes. Par ailleurs, le Parc défend une gestion responsable et respectueuse des milieux forestiers auprès des divers professionnels de la filière bois.
Ces initiatives permettent de favoriser le respect de la diversité des écosystèmes, des milieux naturels et des plantes du massif qui dépendent étroitement du travail de gestion, usages et aménagement du territoire. Elles contribuent donc par la même à la sauvegarde des pratiques et savoirs de la cueillette.
Le Parc du Massif des Bauges contribue à la sauvegarde de ces pratiques en valorisant et en reconnaissant la qualité des produits issus des exploitations de cueillette et productions de PAM, à travers l'attribution de la « Marque Parc » devenue « Valeurs Parc ». Les produits de l'Herbier de la Clappe, du Sanglier Philosophe, de l'Asinerie et Plantes du Cul du Bois, et du Domaine des Anges au Cœur Rouge bénéficient de cette marque.
Biens immatériels associés
Savoirs du jardin potager dans le Massif des Bauges
Savoirs du jardin potager dans le Massif des Bauges
Pour en savoir davantage
Sites web
-
Association Calenduline : Savoirs & traditions sur les plantes sauvages
-
Association Herb'amies
-
Jardin du Monde Montagnes - Bauges et Chartreuse
-
Producteurs des Plantes des Savoie - Les producteurs
Bibliographie
-
Société Savoisienne d‘Histoire et d‘Archéologie, Parc Naturel Régional du Massif des Bauges
Les Bauges, entre lacs et Isère
Editions Comp'Act 2005 -
Lapiccirella-Zingari Valentina
Des espaces en récit. Parcours du temps à la Compôte en Bauges. Réflexions sur l'interprétation du patrimoine rural. Rapport d'étude ethnographique -
Ala Silvia, Lapiccirella-Zingari Valentina, Parc Naturel Régional du Massif des Bauges
Savoirs et pratiques alimentaires et culinaires dans le Massif des Bauges (Savoie et Haute-Savoie) - Rapport de recherche dans le cadre de l’appel à projet du Ministère de la Culture
PNR du Massif des Bauges 2017 -
Loyrion Maïté
Le patrimoine culturel immatériel, une nouvelle ressource pour le développement territorial. Le cas de l'inventaire des savoirs et pratiques alimentaires et culinaires dans le Parc Naturel Régional du Massif des Bauges. - sous la direction de Claire Delfosse
Université Lyon 2 2016 -
Duperier Juliette
Des façons d’être à la façon du patrimoine. Patrimoines culturels immatériels alimentaires au Parc Naturel Régional du Massif des Bauges - sous la direction de Nicolas Adell
Université Toulouse Jean-Jaurès 2018 -
Lieutaghi Pierre
La plante compagne. Pratique et imaginaire de la flore sauvage en Europe Occidentale
Actes du sud 1998 -
Aubert Serge, Girard Isabelle, Mercan Aline
Ces bonnes choses quel l’on mange en Haut-Oisans. Ethnographie de l’alimentation en Haute-Romanche (La Grave et Villard d’Arène)
Les cahiers illustrés du Lautaret 2014 -
Lescure Jean-Paul, Julliand Claire, Pinton Florence
Le producteur-cueilleur, un acteur de l’interstice ?
Revue Anthropology of Food 2015 -
Renaux Alain
Le savoir en herbe, autrefois la plante et l'enfant
Colloque 2004 -
Parc Naturel Régional du Massif des Bauges
Cueillette de mémoires. Histoires d’hommes et de plantes en Bauges et Chartreuse
Jardins du Monde Montagnes 2012 -
Viazzo Pier Paolo
Comunità Alpine. Ambiente, popolazione, struttura sociale nelle Alpi dal XVI secolo a oggi
Il Mulino 1990 -
Lapiccirella-Zingari Valentina
Il bosco nella memoria dei mezzadri. Una ricerca con le fonti orali: contadini, boscaioli e carbonai tra prossimità e distanza. Il multiculturalismo nella società toscana tra tradizione e modernità
Il museo del bosco Orgia 1993 -
Loyrion Maïté
Recueil de retranscriptions d'enquêtes sur les savoirs et pratiques alimentaires du Massif des Bauges
Biens matériels
Pour la cueillette, les praticiens utilisent un ensemble d'outils : paniers, couteaux, ciseaux, bâtons de marche, séchoirs ou cadres de séchage sont les instruments simples et nécessaires au cueilleur. La boite à outil du cueilleur n’a pas évolué avec la mécanisation et les nouvelles technologies. Il existe des outils spécifiques à certaines cueillettes, comme le peigne pour les myrtilles, interdits à certaines époques pour éviter une sur-cueillette. Des paniers en osier, paille, frêne, noisetier ou autres essences sont souvent utilisés.La production de la liqueur de gentiane comporte l’utilisation d’alambic.
Fiche réalisée par
Parc naturel régional du Massif des Bauges - - Maite Loyrion
Superviseur Scientifique
Valentina Lapiccirella Zingari
Date de publication
30-JAN-2019 (Maite Loyrion)
Dernière mise à jour
24-JUN-2019 (Maite Loyrion)
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